Analyse: La sexualité dans la littérature

La sexualité et le scandale de la littérature actuelle au féminin dans La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet et Baise-moi de Virginie Despentes




            Un, deux, trois, une fugue, plus de virginité.  Une fellation, une pénétration, un viol, une fellation, une partouze, deux partouzes, un meurtre, un orgasme, une prostitué.  Et puis, un scandale, deux scandales.  Pour les œuvres actuelles au féminin dans lesquelles la sexualité est assumée et proclamée, même si le style varie, une chose demeure la même : le scandale.  Si les valeurs, les mœurs et l’ouverture d’esprit ont pourtant semblé avoir évolué de façon considérable depuis les années soixante, la sexualité reste néanmoins toujours un terrain très glissant dans tout ce qui est production culturelle, que ce soit cinématographique, publicitaire ou littéraire.  Et si la sexualité sensuelle et mystérieuse demeure risquée, imaginons la sexualité explicite. 

La sexualité explicite est d’ailleurs la caractéristique principale de deux œuvres récentes qui ont fait scandale.  La vie sexuelle de Catherine M. est un récit d’autofiction paru en 2001 relatant les expériences sexuelles (nombreuses) de son auteure, Catherine Millet.   Baise-moi est un roman paru en 1994 de style trash qui suit le parcours de deux filles n’ayant pas peur de suivre leurs pulsions autant meurtrières que sexuelles.  Ces deux récits se révèlent tout indiqués pour aborder le sujet de la sexualité et du scandale de la littérature actuelle au féminin. 

            Plusieurs aspects des œuvres se rapportant à la sexualité qui y est présentée permettent d’expliquer le scandale qui a suivi leur parution, que ce soit sur le plan de leur point de vue féminin, de la distanciation des personnages par rapport à leur sexualité ou encore du refuge qu’elles y retrouvent.




Mise au point sur l’écriture du sexe par les femmes

Avant toute chose, il est bien important de saisir la différence entre « érotisme » et « écriture du sexe », car, bien que le second englobe le premier, il n’est pas toujours possible d’établir la relation contraire.  Alors que « l’écriture du sexe » est simplement une littérature dans laquelle la sexualité tient une place importante, la littérature érotique, elle, doit respecter d’autres contraintes plus subtiles.  La littérature érotique vise à provoquer le désir et à stimuler l’excitation sexuelle.[1]  Pourtant, celle-ci doit être impeccable sur le plan formel pour maîtriser son sujet principal, la sexualité, et ainsi éviter de froisser les sensibilités ou de bousculer les valeurs.[2]  Si la littérature érotique a souvent sa propre section dans les librairies, l’écriture du sexe, elle, est plus difficile à classer.  Ainsi, vu leur sujet principal, il n’est pas rare que les deux types soit confondus.  À la lumière de la lecture de La vie sexuelle de Catherine M. et de Baise-moi, on comprend que les auteures n’ont pas écrit ces livres avec l’intention de ménager les sensibilités ou les valeurs des lecteurs, ni de susciter leur désir.  Les deux œuvres font ainsi plus partie de la catégorie « écriture du sexe » que « littérature érotique ».  Il est important de garder cet aspect en tête au cours de l’analyse pour comprendre les raisons d’une réception critique si mitigée. 

Une autre précision importante à mentionner pour mettre en contexte l’analyse de ces deux œuvres est qu’elles sont écrites par des femmes.  Aussi anodine que cette information puisse paraître, elle se révèle très importante dans la compréhension de leur style et de la réception critique qu’elles ont reçues.  C’est d’ailleurs pour cette raison que le titre du travail parle de la littérature actuelle au féminin et non seulement de la littérature actuelle.  Les femmes sont depuis très longtemps considérées comme des sortes de « gardiennes de la vertu », et ce, même si en vérité elles ressentent au même titre que les hommes la présence du corps, la montée du désir et le déchaînement amoureux.[3]  Prisonnières d’une pudeur presque imposée, elles n’ont jamais pu parler vraiment ouvertement de leur corps et de leur sensualité.  Ce n’est qu’il n’y a pas si longtemps que des femmes, armées d’une bonne dose de fierté et de provocation, ont initié un courant « implicite » (c’est-à-dire rassembleur d’une quantité d’auteures dont les œuvres partagent des caractéristiques importantes, sans toutefois porter réellement de nom), auquel adhèrent les œuvres de Catherine Millet et de Virginie Despentes, mettant en vedette le corps, la sexualité, la pornographie, l’inceste ou même la prostitution.  Encore une fois, garder cet élément en tête permettra de mieux saisir les raisons du scandale des livres étudiés.


Raconter la sexualité du point de vue féminin

La vie sexuelle de Catherine M. est un récit autofictionnel de l’auteure Catherine Millet.  Inévitablement, puisqu’il s’agit d’une autobiographie[4], le récit est relaté selon un point de vue féminin.  Cette structure d’œuvre se détache de la forme traditionnelle du livre érotique puisqu’elle n’est pas tout à fait un récit, mais plutôt un mélange d’autobiographie, de journal intime et d’autofiction.[5]  Cependant, et ce, Catherine Millet l’établit bien en entrevue, tout récit, même autobiographique, aussi honnête, sincère et scrupuleux soit-il, est une construction.  Dans ce type de récit, il est facile de confondre l’auteur et la narratrice, ce qui ajoute le poids du « vrai ».  Ainsi, le titre de l’œuvre prend tout sons sens, puisque, contrairement à ce qu’on pourrait penser en lisant le récit, on n’a pas affaire à Catherine Millet, mais bien à Catherine M.  L’auteure brouille donc la vision du lecteur.  Ainsi, une femme, en lisant le récit, peut participer d’une certaine manière à la réflexion de l’auteure/narratrice, tandis qu’un homme sera plutôt tenu à l’écart, un peu comme un voyeur.  On assiste donc ici à une littérature par une femme, pour les femmes, puisque Catherine Millet dit elle-même, dans la préface de son livre, qu’une fois, dans un débat public, on lui a demandé à qui s’adressait son livre. À cette question, elle se souvient avoir « spontanément répondu : « aux femmes ». »[6]

Baise-moi, de Virginie Despentes, n’est ni une autofiction, ni une autobiographie, ni un journal intime.  C’est un roman dont la narration est à la troisième personne et au présent.  Cependant, sur le plan de la forme et de la structure globale du livre, la grande particularité est que les deux personnages principaux, Nadine et Manu, présentent d’une façon alternée de chapitre en chapitre, leur propre focalisation interne.  Le lecteur a donc accès, pendant quelques pages, à la vision de Nadine de l’histoire, le chapitre suivant à celle de Manu, et ainsi de suite.  Cet aspect retire tout point de vue qui se voudrait objectif et le remplace par des points de vue de personnages différents, mais pourtant si semblables dans leur vision puisque celles-ci proviennent du même contexte : d’une fille de la rue plongée dans la violence, l’ivresse et la sexualité.  L’auteure, par le biais de ses narratrices, brouille les traditions et clichés en inversant en quelque sorte le rôle de l’homme et de la femme dans le livre.   Elle renverse ainsi les visions préétablies, par exemple que l’homme est le prédateur chassant sa proie dans les bars et ne pensant qu’au sexe : « […] elles dévisagent les garçons qui entrent, traquent le mâle éhontément. […] Elle a envie de lui, vraiment, elle regrette juste qu’il parle autant. »[7]  De plus, l’auteure, ne pouvant s’exprimer aussi librement que si elle relatait sa propre histoire et ses propres pensées, insert des images qu’on peut imaginer véhiculant un message.  Par exemple, à un moment dans l’histoire, le personnage de Nadine regarde les images d’un photoroman pornographique, elle s’attarde sur la photo d’une femme blonde exhibant son sexe imberbe au clitoris paré d’un anneau doré : « Elle fait ce qui ne se fait pas avec un plaisir évident.  Le trouble vient en grande partie de l’assurance tranquille avec laquelle elle se dévoile. »[8]  On peut supposer un parallèle avec le roman en tant que tel.  Ce qui choque du roman est l’assurance tranquille avec laquelle sont exposées toutes ces images, aussi crues, vulgaires ou même dégoûtantes soient-elles.  Un peu plus loin, dans la même scène, Nadine « recommence à feuilleter ses magazines, remet son walkman en marche et réfléchit à des choses en alignant ses images. »[9]  Ici aussi, le passage pourrait facilement être analysé comme un clin d’œil de l’auteure décrivant son propre roman comme une suite d’images (même si elles paraissent choquantes à certains moments) portant à réflexion qu’il faut regarder sereinement en écoutant de la musique. 

De toute évidence, Baise-moi et La vie sexuelle de Catherine M. ne partagent pas leur point de vue avec les lecteurs de la même manière.  Alors que l’une le fait à la manière d’un essai autobiographique, l’autre passe ses idées à travers un roman.  Pourtant, dans les deux cas, ce témoignage de leur vision particulière de la sexualité passe par le biais des narratrices avec qui, dans le cas des deux livres, l’auteure partage les pensées et les réflexions.  On partage les réflexions de femmes qui assument leur sexualité, ne tentent pas de la cacher, mais au contraire l’exposent.  Dans un cas comme dans l’autre, une idée passe, celle qu’il est temps que les femmes assument leur sexualité et cessent d’en avoir honte, que ce soit par les mots directs de l’auteure ou par des images. 



La distanciation des personnages par rapport à leur sexualité

            Dans La vie sexuelle de Catherine M., la narratrice récite son parcours sexuel avec un regard particulièrement distant.  Par exemple, l’auteure a beaucoup recours au pronom indéfini « on », suivi de considérations générales où elle se sert de ce qu’elle a « entendu dire » à son sujet.  Cet aspect, pour l’auteur, est un des moyens les plus efficaces pour garantir la distanciation.  Mais plus encore que le simple regard de la narratrice, c’est avec l’aspect des relations sexuelles en entier que s’effectue le détachement le plus prononcé.  Les pensées relatées par la narratrice au cours de ses relations sexuelles est un bon indice qui laisse entrevoir ce détachement, par exemple lorsqu’un homme est en pleine action sur elle et que la seule chose à laquelle elle pense est son envie d’uriner.  Elle se souvient également s’être déjà aperçue dans le miroir du rétroviseur de la voiture contre laquelle elle se faisait « besogner », et avoir constaté que ses traits étaient dépourvus d’expression et que son regard était vague.  Un autre indice qui permet de constater la distanciation de la narratrice par rapport à sa propre sexualité est la dépersonnalisation qu’elle fait de ses partenaires sexuels.  Elle avoue aujourd’hui ne pouvoir nommer ou du moins identifier que 49 hommes avec qui elle aurait eut des relations sexuelles, bien qu’en réalité il y en ait beaucoup plus.  Elle dit elle-même ne pas être en mesure de chiffrer ceux qui se confondent dans l’anonymat.  Pour Catherine M., tous les hommes qui ont assouvi en elle leurs besoins sexuels, particulièrement dans le cadre des nombreuses partouzes auxquelles elle a participé, mais également en privé, ne sont qu’une succession de « corps sans tête »[10].  Par exemple, à un moment de la vie de la narratrice, un homme s’apprête à la « prendre par derrière » : « Avant de prendre position, j’observe que l’homme est très petit et râblé, que ses bras sont courts, mais dès qu’il disparaît de ma vue, sa personne se désintègre. »[11]  On retrouve également dans les propos de l’auteure une comparaison entre les hommes et un auditoire plongé dans le noir : ni l’un ni l’autre n’a de visage.  Il arrivait à Catherine M. de faire des déclarations d’amour pendant une relation sexuelle alors qu’elle ne ressentait pas de tels sentiments, simplement parce que le moment semblait opportun.  Dans les faits, la narratrice rapporte qu’il lui arrivait de s’ennuyer en baisant, mais qu’elle se laissait tout de même faire : « Je laissais faire sans trop de conviction mais je l’encourageais presque comme l’aurait fait une professionnelle, choisissant simplement mon vocabulaire dans le répertoire amoureux plutôt qu’obscène. »[12]  Elle dit elle-même être docile en matière de sexualité non par soumission, mais plutôt par indifférence.  La distanciation du personnage par rapport à la sexualité est telle que l’auteur qui relate sa propre histoire affirme que les vrais personnages du récit sont en fait « Cul, Con, Couilles et Queue. »[13], enlevant ainsi toute importance aux individus et la redirigeant vers les actions qui sont posées.

            Dans le cas de Baise-moi, la sexualité occupe une place tout aussi importante, bien qu’elle partage la vedette avec la violence gratuite.  Dans le roman, les personnages de Nadine et Manu, piliers de l’histoire, se détachent de leurs actions, les regardant presque de haut et posant sur elles un regard indifférent et distant.  Elles ont cependant besoin du sexe et y prennent plaisir, mais pour elles, les gestes qui composent ce type de relation sont répétés si souvent qu’ils en deviennent banals.  Si on prend le personnage de Nadine, par exemple, pour elle, la sexualité est plus qu’un divertissement puisqu’il s’agit également de son gagne-pain.  Elle se prostitue pour vivre.  Pourtant, elle prend plaisir en quelque sorte à vivre ainsi, étant donné qu’elle affirme elle-même aimer son travail et que « [ç]a reste quand même moins pénible que d’aller travailler. »[14]  D’autant plus qu’elle jouit facilement et que les clients adorent ça.  L’orgasme ne sert donc plus qu’au plaisir de la femme, mais également à son travail, en ce sens que, lorsque Nadine jouit, ce n’est même pas elle qui en apprécie les effets principalement, mais ses clients.  Manu, elle, n’est pas une prostituée, mais son rapport à la sexualité est tout aussi impersonnel.  Certes elle ressent le désir, le besoin et le plaisir de laisser libre cours à ses pulsions, mais ce plaisir, pour elle, est comparable à bien d’autres, comme par exemple, aussi anodin soit-il, le chocolat : « Une fois dehors, Manu s’enfonce autant de chocolat que possible en un coup dans la bouche.  Le tamien lui décuple le potentiel de jouissance des papilles gustatives.  Un orifice de comblé. »[15]  Ainsi peut-on dire que la sexualité est reléguée au même niveau de plaisir que le chocolat.  Dans le même ordre d’idées, autant le personnage s’extasie devant des riens tels que la mer ou un bain moussant, autant le sexe la laisse indifférente. 
On constate également un lien intime chez les deux personnages entre la sexualité et la violence.  Ainsi, lorsque Manu se retrouve seule dans une ruelle après s’être fait baiser par un inconnu et qu’elle se fait des réflexions à elle-même, elle se demande ce qu’elle préfère pratiquer, « la levrette ou le carnage. »[16]  Au fil du récit, les deux principaux protagonistes développent une sorte de passion pour les tueries et les meurtres sans motif apparent, la plupart condamnant des inconnus tels qu’un petit garçon dans un comptoir à crème glacée.  À cet effet, dans le sexe comme dans les meurtres, le fait de connaître ou non la personne importe peu.  La distance que prennent les deux personnages par rapport à ces deux aspects de leur propre vie leur laisse une grande latitude en ce qui a trait à tout remords, cas de conscience ou respect (de soi et de l’autre).  Le fait d’établir un lien si étroit entre le côté sexuel et le côté morbide des deux femmes appuie la théorie de la distanciation puisqu’il ne faut pas avoir d’attache sentimentale ou de remords pour pouvoir assassiner de parfaits inconnus.  À un moment, Nadine raconte un fantasme qu’elle avait plus jeune d’elle ligotée sur une table de bar, le « cul » bien ouvert et qui se faisait faire des choses déroutantes, dégradantes, agréables par de nombreux messieurs sans visages.  Encore une fois, on assiste à l’idée de dépersonnalisation des partenaires. 
Mais l’indice le plus important de la distanciation des personnages par rapport à leur propre sexualité est le fait qu’elles ne voient pas celle-ci comme une sorte de trésor à protéger : 
Je peux dire ça parce que j’en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs et que j’en ai pris d’autres dans le ventre et que je les emmerde.  C’est comme une voiture que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l’intérieur parce que tu peux pas empêcher qu’elle soit forcée.  Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d’y rentrer et j’y ai rien laissé de précieux…[17]

Par la comparaison de l’organe sexuel avec une voiture, le décrivant carrément comme un objet, on assiste à la plus nette distanciation du livre, alors que cette citation vient tout juste après un viol.  À travers cette image, Virginie Despentes casse l’image qui existe depuis très longtemps de la femme porteuse de vertu, de pudeur et dont le bien le plus précieux est sa virginité.  Dans Baise-moi, cette distanciation des personnages par rapport à leur sexualité provoque la désacralisation de celle-ci. 

            Bien que Catherine M. de La vie sexuelle de Catherine M. et Nadine et Manu de Baise-moi ne vivent pas leur sexualité de la même manière, la distance qu’elles laissent entre elles et cette même sexualité, elle, est la même, ou du moins est très proche.  Dans les deux cas, les partenaires sont souvent des inconnus ou n’ont tout simplement pas de visages.  Dans les deux cas, les personnages féminins principaux sont transformées en « machines désirantes », c’est-à-dire en sorte de corps « sans organes » où plaisir et jouissance sont remplacés par désir, consommation et consumation.  Dans ce contexte, les corps donnent et reçoivent sans forcément l’intervention de jeux de séduction. [18]  Dans tous les cas, le sexe perd son caractère sacré et devient un geste commun, ni plus ni moins important qu’autre chose pour les personnages.

La sexualité, un refuge

            Pour l’alter-ego de Catherine Millet dans La vie sexuelle de Catherine M., la sexualité sert des fins plus profondes que le simple plaisir.  Il s’agit d’un moyen d’échapper aux situations embarrassantes, une sorte de refuge : « J’ai déjà laissé entendre que, craintive dans les relations sociales, j’avais fait de l’acte sexuel un refuge où je m’engouffrais volontiers afin d’esquiver les regards qui m’embarrassaient et les échanges verbaux pour lesquels je manquais encore de pratique. »[19]  Le personnage de Catherine M. est décrit comme ayant toujours eu des problèmes dans ses relations sociales.  À partir de 18 ans, âge de sa défloration, elle a trouvé un refuge pour éviter ces malaises dans la sexualité.  Plus jeune, ses actions solitaires étaient des occasions données à la conscience de se manifester à elle-même tandis que, dans les événements partagés avec d’autres, demeurait toujours l’incertitude des sentiments (admiration, crainte, amour, détestation…).  De toute évidence, avec le temps, si l’on en croit le nombre de partouzes auxquelles le personnage a prie part, cette préférence pour l’érotisme solitaire s’est tranquillement transposée en érotisme de groupe.  Cette crainte des sentiments et du rapport avec les autres est cependant restée dans l’esprit de la narratrice qui a continué de se réfugier dans ses actes sexuels.  Très tôt, elle a appris à distribuer des fellations pour dissiper un malaise, lorsque, dans une situation pas nécessairement si désagréable, mais un peu honteuse, elle s’est sortie de l’embarras en « plongeant le visage vers l’entrejambe et en prenant la queue dans [sa] bouche. »[20]  Ce problème de relation avec les autres a même amené la narratrice à ne jamais jouer la séductrice et même à souhaiter l’abolition des salutations d’usages avant les partouzes.  En revanche, ces partouzes, malgré les salutations du début, constituaient une forme de sexualité prisée par la narratrice qui, en général, n’y ressentait pas le malaise qui se produit principalement lorsqu’il faut établir une relation avec l’autre : « En fait, la gentillesse sans insistance, presque indifférente, dont j’étais entourée dans les partouzes, convenait parfaitement à la très jeune femme que j’étais, gauche dans ses relations avec les autrui. »[21]  La sexualité ou l’appel à la sexualité, confesse la narratrice, a su la sauver à plusieurs moments, lors de soupers d’amis ou autres, alors que l’ennemi était l’ennui en société.  Lors de plusieurs soupers, même en bonne compagnie, à un moment l’ennui la gagnait.  C’est à ce moment que Catherine M. se détachait de la conversation et improvisait une pression de la cuisse ou un croisement de chevilles avec son voisin ou sa voisine.  Par ailleurs, dans un contexte de vie communautaire, en vacances par exemple, lorsqu’on passe presque tout son temps en bande (sans jeu de mots), elle a pu, grâce au sexe, échapper à plusieurs activités de groupe.  Assez catholique dans sa jeunesse, elle trouvait dans la religion un mode de vie rassurant, une sorte de refuge contre le reste du monde.  Avec le temps, elle a su trouver ce refuge dans sa sexualité plutôt que dans la religion dont elle a tout de même toujours gardé les réflexes de catholique pratiquante (« me signer à la dérobée si je crains un incident dans la minute qui suit, me sentir observée dès que j’ai conscience d’une faute ou d’une erreur… »[22]).  Pour Catherine M., la sexualité est une sorte d’armure protectrice contre le reste du monde derrière laquelle elle peut se cacher : « Mon habit véritable, c’était ma nudité, qui me protégeait. »[23]

            Dans Baise-moi, les deux anti-héroïnes trouvent également dans la sexualité un refuge pour se cacher du reste du monde.  Dans le cas de Manu et de Nadine, on parle plutôt d’évasion, des « vacances de la vie » comme d’autres prennent des vacances du travail.  Fidèle à la vague littéraire trashy qui fait l’apologie de l’impur et du laid (et du vulgaire, du malsain, du sale, du porno, du fou, du déjanté, du désespéré…)[24], l’univers de Baise-moi montre tout ce qu’on ne veut pas voir d’une société, c’est-à-dire drogue, alcool, meurtres, viols, prostitution, etc.  Pourtant, même si les deux personnages baignent dans cet environnement, elles ressentent le besoin de s’en cacher de temps en temps, et c’est dans la sexualité qu’elles réussissent à trouver cette paix relative.  Ce ne sont pas des femmes grandes et courageuses qui peuvent se sortir de leur misère par la force de leur volonté : « Manu n’a pas l’âme d’une héroïne.  Elle s’est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule. »[25]  Puisqu’elles ne peuvent compter ni sur leur force de caractère, ni sur rien d’autre, elles s’arrangent comme elles le peuvent pour fuir leur misère, et il se trouve que les moyens les plus efficace soient l’état d’ébriété et le sexe.  D’ailleurs, Manu parle elle-même de cette inétanchable soif qui la tenaille constamment, soif « [d]e foutre, de bière ou de whisky, n’importe quoi pourvu qu’on la soulage. »[26]  Le verbe « soulager » met en relief ce besoin d’évasion, qui n’est plus un simple désir ou caprice, mais plutôt une sorte de nécessité, comme un onguent sur une plaie.  Pour ce qui est de Nadine, malgré son travail en tant que prostituée, la sexualité tendre lui permet de retomber en enfance, à l’époque où il n’y avait rien d’important dont il fallait s’occuper ou se soucier : « Elle fait attention au frisson qui la traverse, elle aime bien qu’il parle doucement, qu’il fasse de la tendresse.  Lui parle comme à un môme. »[27]  Encore plus que la simple évasion, pour ces deux filles, le sexe peut aussi être utilisé comme une façon de percevoir la vie, le monde qui les entoure.  Cette idée se caractérise, par exemple, par un conseil que Manu donne à une autre fille : « Sérieux Karla, faut s’élargir l’anus et l’esprit suivra.  Faut te dilater l’esprit, faut voir grand, Karla, sérieux… Faut s’écarter les idées… »[28]  La sexualité passe alors de fins à moyens, moyens de percevoir le monde, d’élargir ses horizons.  Pour ces filles qui ne connaissent rien d’autre, qui n’ont pas d’éducation, « baiser » est un moyen comme un autre d’établir un lien avec le reste du monde.  La sexualité reste cependant, avant tout, un refuge pour fuir les pensées tourmentées et les réflexions torturées : « Plus tu baises dur, moins tu cogites et mieux tu dors. »[29]

            Catherine M. vit dans un monde confortable, hors de la misère et amical.  Nadine et Manu, elles, vivent dans un monde insalubre, lugubre et repoussant.  Elles trouvent pourtant toutes un refuge dans le sexe, l’une pour échapper à l’ennui du quotidien et aux malaises des relations interpersonnelles, les autres pour échapper à la « merde » qui les entourent et dont elles ne peuvent s’échapper.  Aucunes d’entre elles ne peut se passer de ce besoin avant tout physique.  Bien que les méthodes soient différentes – Catherine M. gardant une certaine « classe » et un certain ordre, Nadine et Manu devenant presque animales et préconisant le désordre – le but reste le même : faire disparaitre pendant quelques instant les malheurs qui habitent le quotidien.


           Quatre, cinq, six, pilonner, branler, fourrager, sucer, copuler, empaler, chevaucher, enfourner.  Con, pénétration, éjaculation, déglutition.  Oups, des gens choqués.  La sexualité décrite dans La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet, ainsi que dans Baise-moi de Virginie Despentes n’a rien d’érotique et de sensuel, rien pour titiller les sens de ses lecteurs.  Ce qui choque autant, dans une société que l’on pourrait croire sans tabou ni censure, est la confrontation directe de la population avec des désirs qu’ils ne savent pas réaliser.  C’est pour cette raison qu’on opte pour le refoulement et qu’on veut faire interdire les images que l’on trouve « décadentes ».   Malgré le libéralisme des pensées, le mystère est toujours préférable à l’exposition.[30]  Du point de vue féminin de l’auteure comme des narratrices au refuge que celles-ci retrouvent dans le sexe, en passant par la distanciation qui se crée entre elles et leur propre sexualité, le tout parsemé d’une sexualité omniprésente et explicite, tous les ingrédients sont réunis pour un bon scandale tout chaud, servi sur un plateau d’argent.  De quoi choquer n’importe quel critique de son époque dont les pensées sont étroitement guidées par la politique sexuelle, celle-là même qui détermine les normes morales en ce qui concerne la légitimité de « l’espace sexuel » et qui a établi le code pénal sur « l’outrage public à la pudeur ».[31]
             Plus loin encore que le scandale provoqué par la sexualité dans l’écriture, il pourrait être intéressant cependant de prendre ce même sujet d’étude, c’est-à-dire la corrélation entre la sexualité et le scandale, et la transposer dans le domaine cinématographique.  Ce qui détermine qu’un film soit côté X alors qu’un autre ne l’est pas, comme pour l’adaptation cinématographique de Baise-moi qui a été interdit dans certains cinémas à cause de « scènes de sexualité non simulée ».  Ce qui advient de l’Art dans ces cas-là. 


MÉDIAGRAPHIE

·         AP, « La censure du film Baise-moi ne fait pas l’affaire de Jack Lang », Le Nouvelliste, Arts et spectacles, lundi 3 juillet 2000, p.20, consulté sur euréka le 7 février 2011
·         Benoit, Élisabeth, « Tout (ou rien) sur la vie sexuelle de Catherine M. », La Presse, 1 juillet 2001, p.B6, consulté sur euréka le 7 février 2011
·         Chamberland, Roger, « Les machines désirantes et l’écriture du sexe : des femmes et de la littérature », Québec français, n°128, 2003, p.43-46, consulté sur érudit le 7 février 2011
·         Di Meo, Philippe, « La légende d’un corps », Le Magazine Littéraire, no. 398, mai 2001, p.72, consulté sur euréka le 7 février 2011
·         Hekma, Gert, « Les limites de la révolution sexuelle. », Sociologie et sociétés, vol. 29, n°1, 1997, p.145-156, consulté sur érudit le 7 février 2011
·         Journiac, Jonathan, « Le livre défendu, La littérature érotique », Evene (site web), article, jeudi 15 janvier 2009, consulté sur euréka le 7 février 2011
·         Lussier, Marc-André, « L’Ontario dit non à Baise-moi », La Presse, Arts et spectacles, mercredi 22 novembre 2000, p.C3, consulté sur euréka le 7 février 2011
·         Massé, Sylvie et Peyrouse, Anne, « L’érotique au féminin : écrire l’impudeur », Québec français, n°107, 1997, p.74-77, consulté sur érudit le 7 février 2011
·         Palmiéri, Christine, « Entrevue avec Catherine Millet », ETC, n°56, 2001-2002, p.15-18, consulté sur érudit le 7 février 2011
·         Perreault, Luc, « Un hurluberlu massacre Baise-moi », La Presse, Actualités, mardi 17 octobre 2000, p.A1, consulté sur euréka le 7 février 2011
·         Purkhardt, Brigitte, « De l’ère érotique : âge d’or ou âge ingrat? », Lettres québécoises : la revue de l’actualité littéraire, n°60, 1990-1991, p.7-10, consulté sur érudit le 7 février 2011
·         Viollet, Catherine, « Violette Leduc : écriture et sexualité », Tangence, n°47, 1995, p.69-83, consulté sur érudit le 7 février 2011
·         Zimmer, Fabrice, « Trashys, encore un effort… », Le Magazine Littéraire, no. 392, novembre 2000, p.43, consulté sur euréka le 7 février 2011



[1] Roger CHAMBERLAND, « Les machines désirantes et l’écriture du sexe : des femmes et de la littérature », Québec français, p.44
[2] Brigitte PURKHARDT, « De l’ère érotique : âge d’or ou âge ingrat? », Lettres québécoises : la revue de l’actualité littéraire, p.8
[3] Sylvie MASSÉ, Anne PEYROUSE, « L’érotique au féminin, Écrire l’impudeur », Québec français, p.74
[4] Terme employé par l’auteure lors d’une entrevue avec Christine Palmiéri (« Entrevue avec Catherine Millet », ETC, p.15)
[5] Roger CHAMBERLAND, « Les machines désirantes et l’écriture du sexe : des femmes et de la littérature », Québec français, p.44
[6] Catherine MILLET, La vie sexuelle de Catherine M., p. IV
[7] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.106-107
[8] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.139
[9] Ibid. p.140
[10] Catherine MILLET, La vie sexuelle de Catherine M., p.19
[11] Ibid. p.174
[12] Catherine MILLET, La vie sexuelle de Catherine M., p.126
[13] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.199
[14] Ibid. p.61
[15] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.31
[16] Ibid. p.128
[17] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.56
[18] Roger CHAMBERLAND, « Les machines désirantes et l’écriture du sexe : des femmes et de la littérature », Québec français, p.45
[19] Catherine MILLET, La vie sexuelle de Catherine M., p.45
[20] Ibid. p.12
[21] Catherine MILLET, La vie sexuelle de Catherine M., p.24
[22] Ibid. p.32
[23] Ibid. p.21
[24] Fabrice ZIMMER, « Trashys, encore un effort… », Le Magazine Littéraire, p.43
[25] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.14
[26] Ibid. p.14
[27] Ibid. p.129-130
[28] Ibid. p.51
[29] Virginie DESPENTES, Baise-moi, p.104
[30] Gert HEKMA, « Les limites de la révolution sexuelle », Sociologie et sociétés, p.151-152
[31] Ibid. p.150-151